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Comment s’inspirer de la Chef Etoilée Hélène Darroze pour mieux décider

Hélène Darroze est l’une des rares chefs féminines étoilées en France. Voici comment s’inspirer d’elle dans vos prises de décisions.


Hélène Darroze est l’une des rares chefs féminines en activité. Fille et petite fille de cuisiniers étoilés, elle n’a pourtant ressenti sa vocation que tardivement après des études de commerce. Elle apprend beaucoup sur elle-même et la cuisine au contact du grand chef cuisinier landais Alain Ducasse, reprend avec succès le relais gourmand familial qu’elle reconvertit en une autre activité pour fonder son propre restaurant gastronomique à Paris, qui obtient sa 2ème étoile en 2003.


Face aux épreuves, comme ce fut le cas avec l’échec de son Bistrot Toustem ou la perte de sa 2ème étoile parisienne en 2010, elle s’est toujours relevée pour mieux rebondir : réouverture de The Connaught à Londres avec lequel elle retrouve deux nouvelles étoiles, co-création d’un nouveau restaurant en Russie, publication de son 3ème livre et plus récemment participation au jury de l’émission culinaire « Top Chef » sur M6, dont l’édition 2015 reprend ce lundi 26 janvier. Des succès qui reposent sur capacité à prendre les bonnes décisions. Décryptage.


Les émotions sont vitales pour décider efficacement
Antonio Damasio, professeur de neurosciences à l’Université de Californie et auteur de plusieurs best- sellers dont « L’Erreur de Descartes », insiste depuis 20 ans sur le fait que « l’être humain a besoin des émotions pour décider, dès que son futur est en jeu, tout particulièrement quand il est incertain ». (1) Il est irrationnel de penser que les décisions les plus pertinentes sont prises rationnellement.


Antonio Damasio distingue les émotions des sentiments, pour nous aider à mieux décrypter les mécanismes de la pensée humaine. « Les émotions sont des actions » qui se traduisent par des composantes :
– externes telles que les expressions du visage, joyeux ou colérique, et les mouvements du corps pour fuir ou répondre de manière agressive
– internes avec la modification des hormones, des battements cardiaques et du volume respiratoire.

Il qualifie les émotions de « publiques » car observables partiellement de l’extérieur et mesurables par une démarche scientifique rigoureuse, ce qui n’est pas le cas des sentiments. Ces derniers sont privés et subjectifs : « ils sont ressentis par l’individu et par lui seul. » Il ne s’agit pas de comportements mais de la vie subjective du cerveau, appelée pensée. « La part active de l ‘émotion induit le sentiment », ce que souligne dès le XIXème siècle William James, considéré par beaucoup comme le père le la psychologie américaine. En effet, « lorsque quelqu’un rencontre un ours, il commence par courir, puis ensuite ressent la peur de l’ours ». La combinaison d’au moins trois composantes – situation réelle, émotion et sentiment/pensée – permet d’optimiser sa prise de décision, illustrée par le chemin de vie de la chef étoilée Hélène Darroze.


S’immerger et se laisser traverser
Hélène Darroze se nourrit d’informations pertinentes lui permettant de savoir d’ « instinct » ce qu’elle peut et veut faire : elle a besoin pour cela de rentrer en contact avec des situations réelles d’excellence collective, d’une intensité « trois étoiles ».

Issue d’une lignée de chefs au sein d’une grande famille, son grand-père doublement étoilé eut 12 petits enfants, elle est la seule professionnelle à ce niveau de reconnaissance. Baignant dans ce milieu, elle cuisine avec plaisir dès son plus jeune âge sans pour autant savoir quoi faire de sa vie. Les opinions de l’époque l’ont fortement influencée, n’ayant pas encore l’expérience et l’assurance de s’écouter : « dans les années 1980, la cuisine était plus une voie de garage qu’autre chose … quand on est une femme, on ne fait pas de la cuisine. C’était plein d’idées préconçues … d’ailleurs, il n’y avait pas les écoles pointues actuelles. » Elle a préféré garder ses options ouvertes et après son bac, s’est inscrite en école d’architecture, en médecine, a passé les concours pour Sciences Po et a fini par suivre des études commerciales à Bordeaux.

Ce n’est qu’au contact de l’équipe d’Alain Ducasse – rejointe dans une fonction administrative en débutant par un stage de 3 mois en cuisine – qu’Hélène Darroze a progressivement compris sa voie. Il y avait bien sûr la qualité des mets, le génie du maître et la renommée du restaurant qui venait d’obtenir trois étoiles – paramètres nécessaires et non suffisants. Cependant, le déclencheur émotionnel a été de vivre cette excellence collective telle une symphonie : « ce qui se passait dans cette cuisine-là en terme de perfection, de recherche de la qualité, de communication les uns avec les autres, l’ambiance, c’est quelque chose qui m’a complètement bluffée, c’était vraiment extraordinaire … ces actions tellement fluides et coordonnées pour arriver à quelque chose de juste magique, la somme du travail de toutes ces personnes … j’ai sans doute été beaucoup plus touchée par l’ambiance et l’état d’esprit que par le résultat lui-même. Je me suis sentie à ma place. »

Une dizaine d’année plus tard, lorsqu’elle a l’opportunité de réinventer le restaurant The Connaught, elle utilise le même point de départ de sa stratégie de décision, ayant besoin de voir tout autant que de vivre le lieu en contact avec les personnes : « j’ai eu un véritable coup de cœur pour Londres, cet hôtel, les gens qui menaient ce projet et avaient les mêmes valeurs que moi. »

Le cerveau est « neuro-social ». Il est capable d’imaginer à partir d’éléments visuels et auditifs (photos, vidéos, téléconférences…). Cependant, ses circuits ne se mettent réellement en phase avec ceux d’autrui qu’en leur présence ! (3) Rien ne remplace en intensité et précision le contact avec la situation réelle permettant de pleinement vivre le lieu et entrer en résonance avec les personnes qui y travaillent.


Se laisser le temps de décanter les émotions
Sa stratégie de décision se nourrit d’un paradoxe : ancrée dans le présent à tel point qu’elle ne connait pas forcément ses prochains pas, Hélène Darroze est en contact permanent avec ses émotions, permettant souvent un premier « déclic » rapide ; elle a cependant besoin de temps pour laisser décanter les informations collectées et faire mûrir ses décisions.

Ainsi, le contact initial avec la cuisine d’Alain Ducasse a provoqué un déclic quant à sa vocation, mais il lui a fallu trois années pour progressivement arriver à une certitude identitaire. De même, après son coup de foudre avec The Connaught, puis son refus initial, elle s’est laissée le temps de la décision en restant à l’écoute de son instinct et ouverte aux retours extérieurs pendant deux semaines.


Accepter de perdre
Ce mode de fonctionnement a permis à Hélène Darroze de décider de quitter l’entreprise familiale pour monter son propre restaurant et reprendre The Connaught, jusqu’à l’aveugler efficacement. Elle n’avait pas vraiment pris conscience du chemin à parcourir pour réussir ces projets : « heureusement que je n’ai jamais mesuré l’ampleur de la tâche ! »

Elle accepte le prix de cette connexion avec ses émotions, qu’il s’agisse de vivre ensemble de façon intense le bonheur de gagner que la souffrance de perdre des étoiles. Hélène Darroze a vécu cette perte d’étoiles « comme un drame interne, une douleur … injuste », ce qu’une partie de la profession confirme d’ailleurs. Le plus important pour elle est l’interaction forte avec son personnel : « J’ai été très inquiète pour mes équipes car cela a été une espèce de coup de massue, autant pour moi que pour eux. » Une de ses missions est de les faire grandir jusqu’à les autonomiser. La cuisine d’Hélène Darroze est une réussite émotionnelle collective, autant sur le fond que sur la forme.

Les émotions sont une composante humaine du talent à utiliser stratégiquement :
– formidables dans les premières étapes de décision notamment pour la collecte d’informations,
– doivent être complétées par un regard plus factuel tourné vers la pensée – Hélène Darroze
reconnaît d’ailleurs rêver d’avoir à côté d’elle « un partenaire qui m’aiderait à prendre des décisions un peu réfléchies »,
– pour revenir au final sur le devant de la scène sous forme d’instinct couplé à un questionnement identitaire : est-ce que cette décision me ressemble ?


Combiner émotion, dialogue et écoute
Aux étapes importantes de sa vie, Hélène Darroze combine ses émotions avec un dialogue intérieur et l’écoute de référents externes :
– prendre la « décision salvatrice » de quitter l’auberge familiale pour monter ses propres projets fut possible quand elle s’est dit « je suis chez mon père, chez mon grand-père, je ne suis pas chez moi » dans la cuisine d’Alain Ducasse, dès le premier service de son stage de commis de cuisine, « il y avait vraiment eu quelque chose qui m’a dit … c’est ça ! », pour finir par être traversée par ces mots « j’aime ça, je suis à ma place, je suis heureuse ». Des années après, le maître lui confirma son déclic instinctif en lui tenant le discours suivant, désormais gravé dans sa mémoire, et plus particulièrement tourné sur ses qualités de femme dans un monde presque exclusivement masculin : « Passez derrière le fourneau… il y a une place à prendre pour une femme dans cette gastronomie et vous êtes capable de la prendre. »
– elle accepte autant d’écouter cette petite voix qui lui dit « ce n’est pas possible … tu es vraiment en train de faire une très grosse bêtise » lorsqu’elle refuse initialement de rependre The Connaught, que l’opinion tenace des propriétaires de l’établissement voyant en elle la bonne personne.

Les mots ont leur importance, qu’ils viennent sous forme de dialogue intérieur dans les moments critiques pour guider le cerveau vers les meilleures actions (4) ou de l’extérieur par un référent de qualité exigeant. Après ses coups de cœur, elle refuse temporairement d’écouter son intuition ou des mots élogieux externes : elle répondit à Alain Ducasse « ce n’est pas possible car je n’ai pas étudié » puis tout simplement « non » au restaurant londonien. Heureusement, ce mécanisme interne se conclut par une question identitaire qui l’amène aux bonnes décisions.

La richesse de cette stratégie de décision est, de manière structurée et élégante, d’explorer jusqu’au bout les émotions, proactives comme de fuite, pour les entendre finalement délivrer leur message, souvent caché au cœur d’ambivalences et de tensions créatrices. Cette « cuisine intérieure » lui fait comprendre ce qu’il faut décider, avec les succès qu’on lui connaît.

Des cuisines étoilées à nos décisions de vie
Hélène Darroze est une chef d’entreprise qui ne laisse que peu transparaître les caractéristiques liées à son poste, même si elles sont bien présentes : la solitude, les doutes, l’angoisse et les interrogations devant les choix à faire en tant que dirigeante. Ses différentes expériences réussies, contrastées avec ses échecs, permettent de voir se dessiner une stratégie de décision efficace et inspirante dans de nombreux contextes :
1. Exposez-vous à différentes opportunités directement (situation réelle pour voir, sentir et participer) auprès des meilleurs de votre domaine (intensité)
2. Donnez-vous le temps de faire émerger les réponses ; ne recherchez pas forcément le coup de foudre immédiat, mais laissez entrer la lumière ; si vous ressentez ce « déclic », tempérez-le par le recul du temps
3. Acceptez de vous laisser pleinement traverser par vos émotions, de bonheur comme de douleur, de plaisir comme de doute/refus intérieur, tout en vous écoutant et en tendant l’oreille en direction de référents de qualité

Au final, la décision vous appartient : demandez-vous si elle vous ressemble intimement ? Correspond-elle à la personne que vous êtes … en train de devenir ?

Greg Le Roy

Sources :
Cet article a été réalisé sur la base d’une interview de Hélène Darroze et d’une visite dans ses cuisines fin 2014 au sein de son restaurant parisien « Hélène Darroze » 4 rue d’Assas dans le 6e arrondissement de Paris.
(1) « L’Erreur de Descartes », ouvrage dense et novateur de Antonio Damasio, Odile Jacob, 1995 puis 2006
(2) Interview pleine de finesse de Antonio Damasio dans le magazine Sciences Humaines, n°119, aout- septembre 2001, repris dans le collectif « Le Cerveau et la Pensée », 2ème édition, Editions Sciences Humaines, 2003
(3) « Le cerveau n’a pas fini de vous étonner », très beau livre collectif porté par Patrice Van Eersel avec la participation de Boris Cyrulnik, Christophe André, Pierre Bustany, Jean-Michel Oughourlian et Thierry Janssen, Albin Michel, 2012
(4) « L’Odeur du Si Bemol » du célèbre et passionnant professeur de neurologie Oliver Sacks, Seuil, 2014

Cet article a été publié le 26 janvier 2015 sur Challenges.fr (accéder à l’article en cliquant ici)