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La guerre des talents et ses dangers, avec James Suzman

Flammarion a publié en 2021 un ouvrage éclairant, salué par Yuval Noah Harari, l’auteur de Sapiens : « Ce livre bouleverse notre façon de penser le travail. Fascinant » (« A fascinating exploration that challenges our basic assumptions of what work means »). Son auteur, James Suzman, est anthropologue oeuvrant au Robinson College de Cambridge et à la Royal Geographic Society. Pour vous donner envie de découvrir le livre « Travailler, la grande affaire de l’humanité » (« Work. A history of How We Spend Our Time »), concentrons-nous sur un de ses derniers chapitres : « Les Meilleurs Talents » où l’auteur parle de Taylor, Kellogg, du « grand découplage » ainsi que de la « guerre des talents » lancée par McKinsey avec qui l’auteur n’est pas tendre.

Le paradoxe de Taylor
James Suzman débute par un portrait passionnant de Frederick Winslow Taylor qui soulignait dès 1903 les « dangers de « la tendance naturelle des hommes à se détendre » ou à « flâner » sur leur lieu de travail, un phénomène qu’il appelait soldiering – « tirer au flanc » ».
L’anthropologue nous apprend que « D’une hypernervosité telle qu’il devait se sangler dans une camisole de force pour pouvoir s’endormir le soir, Taylor était tout sauf un fainéant » puis « Après avoir décliné la place qui lui était offerte à Harvard, il se présenta aux portes de l’usine Enterprise Hydraulic Works à Philadelphie pour commencer un apprentissage de quatre ans comme machiniste. » avant de poursuivre sa carrière comme contremaître puis ingénieur en chef de la Midvale Steel Company.
Le paradoxe souligné par le chercheur est que « Dans les lieux de travail qui adoptèrent son organisation scientifique du travail, la liberté qu’il avait eue à Midvale de mener toutes ses expériences serait refusée à d’autres individus aussi innovateurs et ambitieux que lui, mais qui se retrouveraient prisonniers de processus de travail rigides, ciblés et répétitifs où l’innovation serait interdite et où le rôle le plus important de l’encadrement serait de s’assurer que les ouvriers exécutent leurs tâches selon les règles fixées. »

La bonne personne pour le bon emploi, mais pas n’importe laquelle
L’auteur poursuit en soulignant que « Taylor, dont l’approche scientifique du management contribua également à jeter les bases de la « gestion des ressources humaines » comme fonction de l’entreprise, était convaincu qu’il fallait trouver la bonne personne pour le bon emploi. L’un des problèmes était que la bonne personne pour la plupart des emplois non managériaux conçus par Taylor était quelqu’un d’une imagination limitée, d’une patience sans limite et prêt à accomplir docilement les mêmes tâches répétitives jour après jour ».

Motivation extrinsèque & semaine de 30 heures
« Taylor avait beau vitupérer les « tire-au-flanc », il estimait que les meilleurs ouvriers (first-class workers) devaient être récompensés pour leur productivité. Selon lui, la raison fondamentale pour laquelle la plupart des gens travaillaient se trouvait dans la récompense financière qu’ils en tiraient et dans les biens qu’ils pouvaient acheter. Il poussa donc les usines à encourager les ouvriers par une participation aux bénéfices générés par sa méthode, sous forme d’un salaire plus élevé et de temps libre supplémentaire pour le dépenser »

Dans son deuxième portrait consacré à John Lubbock, élément moteur du Bank Holiday Act de 1871, on y apprend que « La crise de 1929 accentua la pression à la baisse sur le temps de travail, les entreprises réduisant leur production. Ce processus stimula un embryon de « mouvement de réduction des heures de travail » et faillit convaincre l’administration Roosevelt de le graver dans le marbre : le projet de loi Black-Connery sur la semaine de trente heures fut adopté par le Sénat en 1932 à une majorité de 53 contre 30, mais abandonné à la dernière minute lorsque le président Roosevelt flancha. »


Il aborde alors le personnage du frère du fondateur de la célèbre marque de céréales : « Les économistes débattent depuis longtemps des raisons pour lesquelles le temps de travail est resté si obstinément élevé, mais la plupart s’accordent à dire qu’une partie de la réponse se trouve dans l’histoire de la marque de céréales la plus vendue au monde ». Will Kellogg, au moment de la crise de 1929 « fit autre chose d’inhabituel : il réduisit le nombre d’heures de travail de ses ouvriers à temps plein qui passa de quarante heures par semaine, chiffre déjà raisonnable, à celui fort confortable d’une trentaine d’heures, sur la base de cinq journées de six heures

Jusqu’aux années 1950, la semaine de trente heures resta la norme dans les usines Kellogg. Puis, à la surprise de la direction, les trois quarts du personnel des usines Kellogg votèrent en faveur du retour à des équipes de huit heures et à une semaine de quarante heures … dans la période d’abondance qui caractérisa l’après-guerre aux États- Unis, ils voulaient travailler plus pour gagner plus »

Revenons au cœur du chapitre
James Suzman rentre alors dans le vif du sujet, des « Top Talent », en abordant le thème du « grand découplage » en 1980 : « la productivité, la production et le produit intérieur brut ont tous continué à augmenter, mais la croissance des salaires s’est arrêtée pour tous, sauf pour les salariés les mieux payés

En 1965, les dirigeants des trois cent cinquante plus grandes entreprises américaines gagnaient environ vingt fois le salaire d’un « employé moyen ». En 1980, les PDG de ces mêmes types d’entreprises gagnaient trente fois le salaire annuel d’un travailleur moyen et, en 2015, ce chiffre était de presque plus de trois cents fois. En données corrigées pour tenir compte de l’inflation, la plupart des travailleurs américains ont bénéficié d’une modeste augmentation de 11,7 % des salaires réels entre 1978 et 2016, tandis que les PDG ont généralement bénéficié d’une augmentation de 937 % de leur rémunération. »

Et comme une image vaut un long discours, il présente ce graphique :

Croyance, dissonance cognitive et lucidité
L’anthropologue de Cambridge finit ce chapitre consacré au talent par un constat amer sur une croyance fondatrice anglo-saxonne : « L’écart entre la réalité et la perception est particulièrement extrême aux États-Unis, où l’inégalité matérielle est la plus aiguë depuis un demi-siècle. Là-bas, des enquêtes ont révélé que même après la crise financière, la plupart des non-spécialistes sous-estimaient les écarts de rémunération entre les patrons et les travailleurs non qualifiés par un facteur de dix, voire plus.

Penser de manière illusoire que l’égalité matérielle est plus grande dans des pays comme les États-Unis et le Royaume- Uni tient en partie à la persistance de l’idée qu’il existe une correspondance claire, voire méritocratique, entre la richesse et le travail. Tandis que les très riches aiment à croire qu’ils sont dignes des récompenses financières qu’ils ont accumulées, beaucoup de personnes plus pauvres ne veulent pas abandonner le rêve qu’elles aussi, elles pourraient obtenir une telle richesse si seulement elles travaillaient suffisamment dur.

Reconnaître que peut-être, le système joue contre elles – que l’argent est devenu un moyen beaucoup plus efficace de s’enrichir que travailler dur pendant de longues heures – reviendrait à abandonner l’idée qu’elles peuvent agir sur leur vie, et à renoncer à une croyance qui leur est chère : ce qui rend leur pays différent, c’est que quiconque travaille assidûment peut devenir celui qu’il veut être. »

Vous pouvez poursuivre la lecture, notamment du passage « La « guerre des talents » et ses dangers » sur HEC Alumni à l’adresse suivante : https://hecstories.fr/fr/carrieres-la-guerre-des-talents-et-ses-dangers-travailler-james-suzman-flammarion-2021/