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« La femme, cette scientifique » avec David Graeber et David Wengrow

David Graeber, qui a enseigné à Yale puis à la London School of Economics, fut un des anthropologues les plus en vue avec ses idées, ses actions et ses ouvrages : il s’est fait connaitre avec Dette : 5000 ans d’histoire (« Debt: The First 5000 Years ») qui lui a valu une renommée internationale ; Bureaucratie, l’utopie des règles (« The Utopia of Rules: On Technology, Stupidity, and the Secret Joys of Bureaucracy ») l’a mené à assurer de nombreuses conférences, notamment une mémorable avec Peter Thiel, co-fondateur de Paypal & investisseur, pour discuter de son chapitre « Des voitures volantes et de la baisse du taux de profit » ; il s’est fait connaitre du grand public avec son article puis son ouvrage sur les Bullshits Jobs (terme dont il a inventé le concept). Il s’est associé à son ami et compère David Wengrow, archéologue, pour préparer pendant 10 ans son dernier livre, dont le manuscrit a été finalisé 3 semaines avant sa mort fin 2020.

« Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité » (« The Dawn of everything : A New History of Humanity ») se propose de remettre en question rien de moins que notre histoire, à commencer par celle des femmes et leur impact sur le reste de l’humanité. Ce thème est largement présent dans le livre (notamment en lien avec les peuples natifs d’Amérique) et un long passage a particulièrement attiré mon attention, dans la continuité de L’Atlas des Femmes, notamment dans le chapitre 6 « Les jardins d’Adonis. La révolution qui n’a jamais eu lieu : comment les peuples du Néolithique ont esquivé l’agriculture », et plus particulièrement le passage intitulé « La femme, cette scientifique » qui souligne le rôle crucial des femmes dans l’avènement de l’agriculture et plus largement notre relation à la terre, donc aux fondations même de nos sociétés.

Voici quelques extraits pour vous donner envie d’en lire plus :

« Refuser un récit édénique des origines de l’agriculture, c’est aussi rejeter, ou du moins remettre en question, les hypothèses sexuées tapies derrière lui.

Ce qui se trouve évacué dans tous ces récits, volontairement ou non, ce n’est ni plus ni moins que la contribution des femmes. Presque partout dans le monde, ce sont elles qui récoltent les plantes sauvages et les transforment (en aliments, en remèdes ou en objets plus complexes tels que paniers ou vêtements). D’ailleurs, sur le plan grammatical, ces activités conservent parfois le genre féminin même lorsqu’elles sont exécutées par des hommes. C’est sans doute ce qui se rapproche le plus d’un universel anthropologique.

L’une des difficultés que l’on rencontre quand on étudie l’innovation scientifique préhistorique, c’est de se représenter un monde sans laboratoires – ou plutôt, un monde où tout pouvait faire office de laboratoire. Sur ce point, l’analyse de Lévi-Strauss est beaucoup plus pertinente : « […] il existe deux modes distincts de pensée scientifique, l’un et l’autre fonction, non pas certes de stades inégaux du développement de l’esprit humain, mais des deux niveaux stratégiques où la nature se laisse attaquer par la connaissance scientifique : l’un approximativement ajusté à celui de la perception et de l’imagination, et l’autre décalé ; comme si les rapports nécessaires, qui font l’objet de toute science – qu’elle soit néolithique ou moderne –, pouvaient être atteints par deux voies différentes: l’une très proche de l’intuition sensible, l’autre plus éloignée. »

Vues sous cet angle, les «origines de l’agriculture» ressemblent moins à une transition économique qu’à une révolution «médiatique » (ou révolution des supports) doublée d’une révolution sociale. Tous les domaines étaient concernés: l’horticulture, l’architecture, les mathématiques, la thermodynamique, la religion, la répartition des rôles entre les sexes… Nous n’avons aucun moyen de savoir précisément qui faisait quoi dans ce meilleur des mondes, mais il est certain que le labeur et le savoir féminins ont joué un rôle décisif dans sa naissance. »

Le passage est disponible intégralement sur HEC Alumni à l’adresse suivante : https://hecstories.fr/fr/carrieres-la-femme-cette-scientifique-au-commencement-etait/